
Libreville, le 3 Juin 2025 – (Dépêches 241). L’odeur âcre du pétrole brut flotte encore au-dessus des eaux gabonaises, huit mois après l’explosion qui a déchiqueté la plateforme Becuna. Six hommes y ont perdu la vie dans ce qui reste l’accident offshore le plus meurtrier jamais recensé en Afrique. Pourtant, dans les bureaux feutrés du 16e arrondissement parisien où siège Perenco, on préfère regarder ailleurs.
Un nouveau rapport de l’Environmental Investigation Agency, sobrement intitulé « Mort à huis clos », vient fracasser cette omerta dorée. Derrière les chiffres aseptisés des communiqués officiels se dessine une réalité autrement plus sordide : celle d’une multinationale française qui aurait sacrifié la sécurité de ses employés sur l’autel de la rentabilité.
L’engrenage fatal de la cupidité
Mars 2024, plateforme Becuna. Les remontées de pétrole s’intensifient dangereusement, mais l’ordre serait venu de Paris : continuer coûte que coûte. Les ouvriers, pris entre leur instinct de survie et les impératifs de production, n’ont guère le choix. La pression hiérarchique fait le reste. Quelques heures plus tard, l’explosion pulvérise leurs vies et les espoirs de leurs familles.
Cette tragédie n’est pourtant que l’aboutissement logique d’un système rodé à l’économie de bout de chandelle. Perenco s’est bâti un empire en rachetant des gisements en fin de vie, promettant d’en extraire les dernières gouttes au moindre coût. Une stratégie payante qui a propulsé François Perrodo, patron du groupe, au sommet des fortunes françaises. Mais à quel prix ?
Les témoignages recueillis par l’EIA dressent le portrait d’une entreprise où règne une « culture toxique ». Maximiser la production, rogner sur l’entretien, faire l’impasse sur la sécurité : autant de mantras répétés dans les filiales africaines depuis les tours de verre londoniennes et parisiennes.
Justice à deux vitesses
L’après-accident révèle une indécence qui dépasse l’entendement. Tandis que les familles des victimes africaines attendent toujours la moindre compensation, celle du responsable français de l’opération aurait empoché près de 10 millions de dollars. Une somme assortie d’un contrat de confidentialité, histoire de s’assurer que les langues restent définitivement liées.
Cette disparité salariale post-mortem en dit long sur la hiérarchie des vies humaines selon Perenco. La cadavre d’un ouvrier gabonais vaut-il moins que celui d’un hexagonal ? L’entreprise semble en tout cas l’avoir décrété.
Mais l’enquête de l’EIA va plus loin encore. Elle évoque une tentative de dissimulation systématique : destruction de preuves, intimidation de témoins, corruption présumée d’un procureur gabonais contre 65 000 dollars. Un cocktail explosif qui transforme un accident industriel en potentiel scandale judiciaire international.
L’art de l’esquive légale
Face à ces accusations accablantes, Perenco cultive l’art de l’esquive. Ses avocats parisiens du prestigieux cabinet Herbert Smith Freehills ont opposé une fin de non-recevoir polie mais ferme aux questions de l’EIA. Motif invoqué : le « caractère partial et orienté » de l’enquête. Une stratégie classique qui consiste à attaquer le messager plutôt que de répondre au message.
L’entreprise brandit également son bouclier juridique habituel : l’autonomie supposée de ses filiales. Chaque entité serait indépendante, déresponsabilisant de facto la maison mère. Un argument que les experts interrogés par l’EIA jugent « dénué de sens » dans un secteur aussi capitalistique que le pétrole, où chaque décision stratégique remonte nécessairement au sommet.
L’addition salée d’un modèle économique
Au-delà du drame de Becuna, c’est tout le modèle Perenco qui se retrouve sous les projecteurs. Dans quatorze pays, l’entreprise accumule les controverses : marées noires au Gabon, pollution chronique en RDC, dégâts environnementaux au Pérou, fuites au Royaume-Uni. Un palmarès qui interroge sur la durabilité d’un capitalisme de prédation.
Car derrière chaque incident se cache la même logique implacable : extraire le maximum avec le minimum d’investissement. Une équation redoutablement efficace pour les actionnaires, nettement moins pour les populations locales et l’environnement.
L’heure des comptes
L’EIA exhorte désormais les gouvernements gabonais et français à ouvrir des enquêtes approfondies. Une demande qui sonne comme un ultimatum adressé à des autorités jusqu’ici complaisantes. Car si la justice ne fait pas son travail, qui protégera les prochaines victimes de cette mécanique mortifère ?
L’affaire Perenco cristallise tous les maux d’une mondialisation sauvage où les multinationales prospèrent dans l’impunité. Six hommes sont morts pour que des dividendes soient versés. Cette équation révoltante mérite autre chose que le silence des tombes et l’indifférence des palais de justice.
François Perrodo et ses actionnaires devront-ils enfin rendre des comptes ? Ou cette tragédie rejoindra-t-elle la longue liste des « dommages collatéraux » acceptables du capitalisme pétrolier ? La réponse déterminera si le sang versé au large du Gabon aura au moins servi à quelque chose.